Voici la proposition que le grand exégète catholique américain R. E. Brown a faite pour expliquer certaines difficultés importantes que l'on rencontre dans l'interprétation de l'évangile selon saint Jean.
In : Que sait-on du Nouveau Testament ? [An Introduction to the New Testament, Doubleday, N.Y., 1997], Montrouge, Bayard, 2000, p. 410-3.416-418.
I- Identification de l’auteur de Jn (l'évangéliste) et du "Disciple bien-aimé"
L’évangile attire l’attention sur un témoin oculaire au pied de la croix (Jn 19, 35), identifié au "disciple que Jésus aimait" (19,26). Jn 21, 20.24 affirme que ce disciple bien-aimé anonyme « témoigne de ces faits et les a écrits ». Irénée (vers 180), et d'autres à la même époque, identifièrent le disciple comme Jean (l’un des Douze) qui vécut à Éphèse jusqu’à l’époque de Trajan (vers 98). L'identification du disciple bien-aimé et de l’évangéliste avec Jean fils de Zébédée reçut ensuite l’aval de l’Église.
Néanmoins, il est maintenant reconnu que ces hypothèses du iiè siècle tardif sur des personnages ayant vécu un siècle plus tôt étaient souvent simplifiées ; et que la tradition relative à l’auteur était souvent plus soucieuse de l’autorité sur laquelle reposait un écrit biblique que sur la personne physique de l’écrivain. De même que pour les autres évangiles, la majorité des exégètes doute que cet évangile ait été écrit par un témoin oculaire du ministère public de Jésus.
Qui était le disciple bien-aimé ? Il y a trois approches.
Premièrement, certains proposent un personnage connu du NT. En plus du candidat traditionnel (Jean fils de Zébédée), d’autres propositions incluent Lazare, Jean-Marc et Thomas. Bien qu’on puisse trouver des passages soutenant chacune de ces identifications, le rejet de la longue tradition en faveur de Jean nous réduit aux conjectures.
Deuxièmement, certains exégètes ont considéré le disciple bien-aimé comme un pur symbole, créé comme modèle du parfait disciple. Le fait qu’on ne lui donne jamais de nom et qu’il apparaisse à côté de Pierre dans des scènes connues de nous par les évangiles synoptiques où aucun personnage de ce genre n’est mentionné a été invoqué comme une preuve de non-historicité. Il y a pourtant un autre personnage johannique sans nom, qui joue un rôle symbolique et apparaît en Jn alors qu’il est absent des synoptiques : la mère de Jésus (2, 3-12 ; 19, 25-27) ; or on ne peut douter de son historicité. La présence du disciple bien-aimé au pied de la croix, quand les Douze se sont enfuis ne peut qu’indiquer qu’il n’était ni l’un des Douze ni un apôtre – terme que Jn n’utilise d’ailleurs jamais. La scène de Jn 21 n'aurait aucun sens si le disciple bien-aimé n'était pas un personnage historique.
Troisièmement, d’autres encore (dont je suis) supposent que le disciple bien-aimé était un personnage secondaire durant le ministère de Jésus, pas assez important pour être rappelé dans la tradition plus officielle des synoptiques. Mais ce personnage ayant pris de l’importance dans l’histoire de la communauté johannique (peut-être en fut-il le fondateur ?) l’image que nous donne de lui l’évangile en fit un personnage idéal, capable d’être opposé à Pierre comme plus proche de Jésus par l’amour.
Le disciple bien-aimé est-il l’évangéliste ? C’est l’impression que nous donne Jn 21, 20.24 : « C’est ce disciple qui témoigne de ces faits et qui les a écrits. » Mais cela ne serait-il pas une simplification du rédacteur responsable de l’addition du chapitre 21, qui durcit le verset 19, 35, plus exact : « Celui qui a vu rend témoignage – son témoignage est véritable, et celui-là sait qu’il dit vrai – pour que vous aussi vous croyez » ? Ce passage ne pourrait-il pas signifier que le disciple bien-aimé n’était pas l’évangéliste, mais un témoin de Jésus, et donc la source de la tradition inscrite dans le quatrième évangile. L’évangéliste qui a écrit ce passage peut avoir été un disciple du disciple bien-aimé (il le décrit à la troisième personne) et non un témoin oculaire du ministère. En fait, si l’on postule à la fois un écrivain différent pour les épîtres et un rédacteur pour l’évangile, on peut approuver la thèse d’une « école johannique », où plusieurs disciples emploieraient un style et un matériel traditionnels dans cette communauté – traditionnel parce qu’en tout ou partie façonnés par le disciple bien-aimé.
Cette thèse expliquerait comment certains traits de Jn semblent trouver leur origine dans le ministère de Jésus, alors que d’autres en semblent éloignés :
a) Familiarité avec la Palestine. Jn connaît la localisation de Béthanie (11, 18), le jardin sur l’autre rive du Cédron (18, 1), le portique de Salomon au Temple (10, 23), les piscines de Bethesda (5, 2) et de Siloé (9, 7), le Lithostrotos (19, 13). Ces sites ne sont pas mentionnés dans les autres évangiles, et des indices externes soutiennent parfois l’exactitude johannique. D’autres références géographiques johanniques (Béthanie au-delà du Jourdain en 1, 28 ; Aenon près de Salim en 3, 23) n’ont pas encore été identifiées, mais nous devons être prudents et ne pas faire appel trop vite à une interprétation purement symbolique des noms.
b) Familiarité avec le judaïsme. Les fêtes juives sont mentionnées en 5, 9b ; 6, 4 ; 7, 2 et 10, 22 ; et les dialogues les accompagnant manifestent une connaissance des cérémonies et de la théologie des fêtes. Des coutumes juives sont mentionnées à la fois explicitement (règles de pureté en 2, 6, 18, 28 ; agneau pascal en 19, 36) et implicitement (peut-être la tunique sans couture du grand prêtre).
Si la tradition à la base de Jn est fermement enracinée dans le judaïsme et la Palestine, sa présentation l’a amenée bien au-delà du ministère de Jésus. De fait, l’évangéliste le reconnaît (2, 22) et attribue ce développement à l’Esprit Paraclet (16, 12-14). Ceux qui confessent Jésus ont été expulsés de la synagogue (9, 22 ; 12, 43) ; des chrétiens ont même été tués par de pieux dévots de la synagogue (16, 2). L’emploi johannique de la formule « les juifs » reflète des attitudes développées dans l’histoire de la communauté johannique. À la différence du Jésus des synoptiques, le Jésus de Jn parle explicitement de sa divinité et de sa préexistence (8, 58 ; 10, 30-38 ; 14, 9 ; 17, 5). Il est salué comme Dieu (20, 28) ; et sa querelle fondamentale avec « les juifs » ne touche pas simplement à la violation des règles du sabbat, mais au fait qu’il se proclame égal à Dieu (5, 16-18 ; 19, 7). Les actions traditionnelles de Jésus, comme la guérison du paralytique, la multiplication des pains, la vue rendue à l’aveugle, sont devenues l’objet de longs développements impliquant une réflexion et un débat théologiques à propos de l’interprétation juive des Écritures (5, 30-37 : 6, 30-51a ; 9, 26-34). Contrairement à la tradition synoptique, un groupe important de Samaritains croit en Jésus indépendamment de ses premiers disciples (4, 28-42).
Ce développement peut parfaitement s’expliquer si la tradition sur Jésus issue du disciple bien-aimé a été méditée pendant des années et élargie à la lumière des expériences de la communauté johannique. Commençant par l’acceptation de Jésus en tant qu’ultime prophète et Messie attendu par les juifs (1, 40-49), la tradition s’est orientée vers « mieux encore » (1, 50). Jésus n’est pas seulement le Fils de l’homme qui descendra du ciel à la fin des temps pour juger le monde : l’heure est déjà là et il est déjà descendu du ciel. Voilà le secret de son ministère : ce qu’il fait et ce qu’il dit consiste en ce qu’il a vu et entendu quand il était avec Dieu avant que le Verbe devienne chair (5, 19 ; 8, 28 ; 12, 49). Les maîtres d’Israël croyaient en Moïse qui était monté sur le Sinaï, y avait eu contact avec Dieu, puis était redescendu pour répéter ce qu’il avait entendu ; mais Jésus est plus grand que Moïse. Il n’avait pas à monter vers Dieu, il est venu d’en haut, où il voyait Dieu, afin que qui croit en lui ne soit jamais jugé (3, 10-21). Le disciple bien-aimé a pu vivre cette évolution de la communauté (peut-être suite à l’expulsion de la synagogue), d’où une certaine symbiose entre lui et l’évangile où était transmise par écrit une tradition qui, non seulement s’enracinait dans son expérience de Jésus, mais incarnait également des décennies de réflexion incessante sur cette expérience. L’évangéliste qui transcrivit cette tradition en un ouvrage génial, avait probablement été le disciple du disciple bien-aimé, dont il parle à la troisième personne. Quant au rédacteur, s’il y en eut un, c’était peut-être un autre disciple.
II- Histoire de la communauté johannique
La présentation johannique de Jésus se caractérise surtout par des débats et des situations conflictuelles, et nous avons trois épîtres de Jean qui font clairement écho à la pensée johannique, mais qui sont plus encore ouvertement adressées à un public précis, avec ses problèmes spécifiques. Aussi peut-on sans doute reconstituer plus facilement le milieu de Jn que celui de tout autre évangile. […]
La communauté johannique aurait connu quatre phases :
(1) Une phase précédant l’évangile écrit, mais assurant la maturation de sa pensée (jusque vers les années 70-80). En Palestine ou dans une zone proche, des juifs dont les attentes étaient à peu près celles de tous, comprenant des disciples de Jean Baptiste, reconnurent en Jésus le Messie davidique, celui qui accomplit les prophéties, qui est confirmé par des miracles (voir les titres en Jn 1). Parmi eux un homme, d’abord insignifiant, avait connu Jésus et était devenu son disciple durant le ministère public : il deviendrait le disciple bien-aimé. À ces premiers adeptes s’ajoutèrent des juifs opposés au Temple qui se convertirent en Samarie (Jn 4). Ils réfléchirent sur Jésus surtout dans un contexte mosaïque (distinct du contexte davidique) : Jésus avait été avec Dieu, qu’il avait vu et dont il avait apporté la parole en ce monde. L’accueil de ce deuxième groupe provoqua le développement d’une christologie d’en haut de la préexistence (sur arrière-fond de Sagesse divine) qui conduisit à des débats avec les juifs, pour qui ces chrétiens johanniques abandonnaient le monothéisme juif en faisant de Jésus un second Dieu (5, 18). Finalement, les chefs de ces juifs firent expulser les chrétiens johanniques des synagogues (9, 22 ; 16, 2). Ceux-ci, éloignés des leurs, se montrèrent très hostiles envers « les juifs », qu’ils considérèrent comme les enfants du diable (8, 44). Pour compenser ce qu’ils avaient perdu avec le judaïsme, ils insistèrent sur la réalisation en Jésus des promesses eschatologiques (d’où l’importance du thème du remplacement dans l’évangile). En même temps, les chrétiens johanniques méprisèrent les croyants en Jésus qui n’avaient pas comme eux rompu publiquement avec la synagogue (cf. les parents de l’aveugle en 9, 21-23 ; également 12, 42-43). Le disciple mentionné ci-dessus fit ce passage et aida les autres à le faire, devenant le disciple bien-aimé.
(2) La phase durant laquelle l’évangile de base fut écrit par l’évangéliste. Puisque « les juifs » étaient jugés aveugles et incrédules (12, 37-40), l’arrivée de Grecs fut interprétée comme répondant au dessein plénier de Dieu (12, 20-23). La communauté (en tout ou partie) quitta alors, semble-t-il, la Palestine pour la diaspora afin d’y enseigner les Grecs (7, 35), peut-être dans la région d’Éphèse – déplacement qui peut éclairer l’atmosphère hellénistique de l’évangile et le besoin d’expliquer les noms et titres sémitiques (par exemple "rabbi", "Messie"). Ce cadre ouvrit à la pensée johannique des perspectives universalistes, en lui permettant de toucher un public plus vaste. Rejet et persécution, cependant, persuadèrent les chrétiens johanniques que le monde (comme « les juifs ») était opposé à Jésus. Ils se considérèrent comme n’étant pas de ce monde soumis au pouvoir de Satan, Prince de ce monde (17, 15-16 ; 14, 30 ; 16, 33). Dans leur relation aux autres chrétiens, ils en rejetèrent certains dont la christologie était trop imparfaite pour qu’ils soient de véritables croyants (6, 60-66). D’autres, à l’image de Simon Pierre, croyaient vraiment en Jésus (6, 67-69), mais on ne les considérait pas comme aussi profonds que les chrétiens johanniques, symbolisés par le disciple bien-aimé (20, 6-9). L’espoir était que les divisions entre eux et la communauté johannique finiraient par disparaître et qu’ils seraient tous un (10, 16 ; 17, 11). En fait, l’insistance trop unilatérale de l’évangile sur la divinité de Jésus (née des conflits avec les chefs de la synagogue) et sur l’exigence de l’amour mutuel comme seul commandement (13, 34 ; 15, 12.17) ouvrirait la voie aux excès de certains chrétiens de la génération suivante, dont la connaissance de Jésus dépendrait uniquement de cet évangile.
(3) La phase durant laquelle les épîtres johanniques furent écrites (vers 100). La communauté se divisa en deux :
a) Certains adhérèrent à la conception représentée par l’auteur de 1 et 2 Jn (un autre écrivain johannique distinct de l’évangéliste). Celui-ci compléta l’évangile en soulignant l’humanité de Jésus (venu dans la chair) et le comportement éthique (garder les commandements).
b) Beaucoup firent sécession (au moins aux yeux de l’auteur de 1 Jn 2, 18-19) et furent considérés comme des antichrists et des enfants du diable, parce qu’ils avaient à ce point exagéré la divinité de Jésus qu’en dehors de leur foi en lui ils ne donnaient plus aucune importance ni à son existence humaine ni à leur propre comportement. Or, dans la communauté johannique, il n’y avait pas de structure d’autorité suffisante pour permettre à l’auteur de punir les sécessionnistes, qui faisaient une propagande active ; il ne pouvait qu’encourager les gens perplexes à faire preuve de jugement (1 Jn 4, 1-6).
(4) La phase durant laquelle 3 Jn fut rédigée et le ch. 21 ajouté par le rédacteur (100-110 ?). la désintégration de la communauté johannique conduisit au développement d’une structure pastorale, et rapprocha les sympathisants de la christologie décrite en 3a de la catholicité au sens large. En 3 Jn, même si l’écrivain ne l’estime pas parce qu’il est devenu avide d’autorité, Diotréphès représente probablement cette nouvelle tendance, étrangère à l’ancienne confiance johannique dans l’Esprit comme seul maître. De même en Jn 21, 15-17 Jésus confie à Simon Pierre la tâche de paître les brebis et reconnaît ainsi des pasteurs humains à côté de lui, le berger modèle. Ce développement conduira finalement certains chrétiens johanniques jusqu’à la grande Église, qui conservera l’héritage johannique. De leur côté, les sympathisants de la christologie décrite en 3b (peut-être la majorité) se laissèrent influencer par le docétisme (Jésus n’est pas véritablement homme), le gnosticisme (le monde est trop vicié pour qu’il soit la création de Dieu) et enfin le montanisme (Montan est l’incarnation du Paraclet chargé de guider l’Église).
III- Un complément à la proposition de R. E. Brown
Il est important d'ajouter à ces pages le fait que les plus anciens témoignages concernant l'évangile attribué à saint Jean supposent qu'il faisait autorité. On peut mentionner notamment la manière dont il est cité et utilisé par saint Ignace d'Antioche dans les lettres qu'il rédige sur la route qui le conduit au martyre à Rome vers 105. Autrement dit, à la fin du 1er siècle, l'évangile selon saint Jean est un écrit reconnu comme fidèle à la tradition officielle de l'Eglise. Mais saint Ignace ne l'attribue pas explicitement à Jean l'apôtre.
Pour cela, lire le dossier présenté par E. Cothenet dans son introduction au Quatrième évangile aux éditions Desclée, p. 270-273 (La tradition johannique, 1977)1. E. Cothenet en conclut que, tout en reconnaissant la complexité de la formation du quatrième évangile, il n'est pas prouvé que Jean l'apôtre n'y ait pas joué le rôle principal.
Notes -------------------
[1] Voir, en plus bref, le résumé de J. Zumstein dans son introduction à l’évangile selon saint Jean aux éditions Labor et fides, 20084, p. 371.