Le récit de la Pentecôte est rédigé sur la base de deux textes bibliques célèbres. C'est de cette manière que Luc veut enseigner comment la diffusion de l’Évangile et l’origine de l’Église sont l’effet de l’action de l’Esprit Saint donné en abondance comme promesse de Dieu. On ne peut donc comprendre le récit des Actes sans recourir à ces deux récits de l'A.T. et à l’interprétation qu’ils ont reçue de la part des rabbins, et cela dès le 1er siècle de l’ère chrétienne.
Les deux textes bibliques bien connus sont :
1/ la théophanie du Sinaï aux chapitres 19 et 20 de l’Exode;
2/ le récit de la division des langues à Babel, au chapitre 11 de la Genèse.
Luc en retire les éléments qui l’intéressent immédiatement. Il le fait directement à partir de l’interprétation juive contemporaine. L’agencement apparaît alors significatif de la tension théologique que Luc développe dans le reste de son œuvre : la diffusion de l’Évangile s’appuie davantage sur le judaïsme de la diaspora que sur le judaïsme officiel représenté par les autorités de Jérusalem. Mais, pour cela, il faut que les Douze soient consacrés dans une Alliance qui, même si elle n’est pas nommée ainsi au début, se démontrera comme nouvelle, originelle, et pas seulement complémentaire. C’est le rôle de l’Esprit Saint.
Évidemment, mais nous n’en parlerons pas ici, l’intervention de l’Esprit Saint dans ce contexte s’appuie sur plusieurs textes des prophètes, notamment les promesses du don abondant de l’Esprit de Yhwh pour une alliance nouvelle en Ez 36 (le qualificatif "nouvelle" ne se trouve pas dans le texte) et pour le renouvellement de la prophétie en Israël selon Joël 3, 1-5.
Continuité et rupture : l’agencement des deux récits est donné pour fonder bibliquement un événement symbolique base historique d’une vision révolutionnaire par rapport à la tradition juive. Pour cela, selon les règles de l’exégèse juive, des termes communs aux deux textes étaient requis. Ce sont ici : la voix (dans le contexte de l’Exode, les tonnerres), la parole ou, pour en dire la diversité de formes, le langage (parole de Dieu et tonnerres indifféremment d’un côté et paroles des hommes de l’autre), la montagne et la tour comme élévations qui rapprochent de Dieu. Il fallait évidemment commencer par les éléments tirés de la théophanie du Sinaï, texte fondateur de l’Alliance par la Parole de l’Unique, quitte à revenir en arrière pour rendre actuel le récit des langues divisées, multiples.
Si l’on veut découvrir l’intention de Luc en ce récit, il est donc indispensable de mettre en évidence tout cet arrière-fond d’un récit célèbre mais trop souvent réduit à des éléments tirés de leur contexte originel et donc considérablement appauvris, pour ne pas dire détournés de leur véritable sens.[1]
Pour bien saisir les images dont est tissé le récit, il faut distinguer deux ensembles de phénomènes :
1- Les éléments théophaniques (à caractère d’orage – voir Ps 18, 8-15) :
- le « grand bruit venant du ciel », comme un tonnerre que tous peuvent entendre ;
- le tremblement de terre (ou de maison dans le cas présent), qui accompagne le coup de tonnerre ;
- le feu, correspondant à la foudre, ou tout simplement aux éclairs.
2- Les éléments liés au langage en rapport avec le récit de Babel :
- les flammes de feu ont la forme de langues ; un même feu se divise sur des personnes diverses ;
- les Douze parlent en araméen mais les auditeurs les comprennent dans leur langue maternelle ; c’est le charisme d’hétéroglossie.
2.1 Arrière-fond I : la théophanie du Sinaï (Ex 19-20)
Cinquante jours après la fête de Pâque, commémoration de la sortie d’Égypte, les Juifs fêtaient la Fête des Semaines (Shavouot), commémorant l’Alliance sur le Sinaï (en remplacement de la fête agricole de la première récolte du blé et de l’offrande des prémices). Dès le 2ème siècle av. J.C., divers courants juifs associaient à la fête rurale une liturgie de renouvellement de l’Alliance[2]. Les fidèles étaient tenus de monter à Jérusalem en pèlerinage ; des rites étaient prévus pour cette occasion.
La théophanie du Sinaï prend la forme d’un orage long et puissant. Toutes les caractéristiques s’y trouvent : nuages, tonnerres (= « voix » symbolisées dans la liturgie par les trompes), éclairs, foudre, tremblement de terre à chaque coup de tonnerre, fumée.
Un verset a une importance particulière pour le récit de la Pentecôte : « Tout le peuple, voyant ces voix, ces lueurs, ce son de trompe et la montagne fumante, eut peur et se tint à distance » (20, 18). Voir aussi, dans le livre du Deutéronome : « Yhwh vous parla alors du milieu du feu ; vous entendiez le son des paroles, mais vous n’aperceviez aucune forme, rien qu’une voix. […] Du ciel, il t’a fait entendre sa voix pour t’instruire, et sur la terre il t’a fait voir son grand feu, et du milieu du feu tu as entendu ses paroles » (Dt 4, 12.36).
« Des langues comme des flammes »[3]. La comparaison entre la forme de la flamme et celle de la langue est courante. On la trouve en Is 5, 24 : « La langue de feu dévore la paille » et en Jr 23, 29 : « Ma parole n’est-elle pas comme le feu ? ».
2.2 Arrière-fond II : Babel (Gn 11, 1-9)
L’hétéroglossie prend tout son sens à partir du texte de Gn 11. Selon ce récit, à l’origine, les hommes « se servaient de la même langue et des mêmes mots » et pour cela étaient forts et puissants, capables de construire une tour immense. Ce projet est interprété comme une décision orgueilleuse qui met Douze peuples + un treizième qui rassemble tout le monde païen : Rome.
La division des langues (beaucoup plus visible à l’époque qu’aujourd’hui puisqu’elle existait dans le cadre d’une micro-région, comme en Afrique ou en Asie) est interprétée comme un handicap pour le progrès des peuples, handicap issu d’un châtiment imposé à la volonté prométhéenne de réunir cieux et terre dans un effort commun, gommant la différence entre Dieu et l’homme. Exaltation de l’homme et de sa capacité technique.
Selon le récit des Actes, Dieu, par l’action de son Esprit, offre une solution au problème de l’orgueil collectif : le rassemblement des peuples se fait par l’écoute de la Parole de Dieu entendue dans la langue de chacun.
3 Confrontation des deux récits dans l’événement de l’effusion de l’Esprit selon Ac
Les deux récits reliés successivement l’un à l’autre pour servir de base narrative à la théologie lucanienne du rôle de l’Esprit Saint au cœur de l’Alliance nouvelle possèdent pourtant chacun une perspective presque opposée.
En effet, la théophanie du Sinaï et le renouvellement de l’Alliance célébrée lors de la fête de Shavouôt correspondent au cœur même du judaïsme ; c’est le nœud qui relie de manière irrévocable Israël à son Dieu, qui définit le peuple face aux nations païennes. Jérusalem en est le lieu par excellence.
De son côté, le récit de Babel plonge le lecteur dans le monde antérieur à l’Alliance, antérieur même à Abraham, donc le monde païen, dans son extraordinaire et inexplicable diversité. C’est l’expérience inverse de Gn 2-3 et de l’unité du genre humain dans un couple primordial.
Or, en indiquant la répartition des Juifs présents à Jérusalem lors de la Pentecôte chrétienne[4], Luc tente d’imposer subrepticement une vision selon laquelle le renouvellement de l’Alliance se fera par les Juifs de la diaspora ; les Juifs de Jérusalem en sont dépossédés sans le savoir. De ce fait, la nécessité du rassemblement corrige sévèrement ce que la théophanie peut avoir d’absolu dans la tradition juive comme symbole de la vraie religion. La division des langues de Babel corrigé par le don de l’Esprit du Christ fonde une théologie de l’évangélisation comme rassemblement d’un Israël décentré de la Torah et des coutumes rabbiniques.
La tradition juive a relevé dans le récit d’Ex 19-20 des traits évoquant la sollicitude de Dieu ou destinés à nourrir la piété des fidèles.
1/ Les langues ont pour but de rendre visible la Parole que les Douze et leurs compagnons devront annoncer. Une parole visible, cela est impossible : la parole appartient au monde des sons. Sauf précisément lors de la théophanie du Sinaï. Car on lit en Ex 20, 18 : « Tout le peuple, voyant ces voix, ces lueurs, ce son de trompe et la montagne fumante… » Il est bien écrit que le peuple voyait les voix. Évidemment, il s’agissait des tonnerres accompagnant le phénomène orageux. Plus précisément, le fait de voir portait d’abord sur les éclairs et la fumée qui montait des pentes de la montagne ; à proprement parler, pas sur le tonnerre, qui est un son ; il n’est mentionné dans la phrase que par simplification. Le fait n’a pas échappé aux commentateurs juifs ; fidèles à leur exégèse des moindres détails pouvant manifester la sollicitude de Dieu pour le peuple, ils n’ont pas manqué de s’arrêter sur l’expression prise dans sa matérialité : les « voix » étaient bel et bien visibles, cela ne fait aucun doute.
Voilà comment le juif théologien contemporain de saint Paul, Philon d’Alexandrie, en prolongeant le Targum, explique les phénomènes cosmiques entourant la théophanie du Sinaï :
Dieu créa dans l’air un bruit (èchon)invisible et ce bruit transforma l’air en feu de flammes ; une voix retentissait du milieu du feu venu du ciel, dont la flamme se transformait en un langage adapté aux auditeurs ; les paroles étaient formulées avec une telle clarté qu’on avait l’impression de les voir.
Très certainement, Luc avait connaissance de cette tradition quand il a voulu transcrire l’extraordinaire expérience de l’Esprit qu’ont faite les premiers chrétiens autour du groupe des Douze.
2/ Une autre tradition est parvenue jusqu’à lui : celle de la cohésion du peuple autour de Yhwh. En effet, en décrivant le groupe bénéficiaire de l’effusion de l’Esprit lors de la Pentecôte, rassemblé dans la salle haute, Luc précise que tous sont dans une attitude qualifiée à l’aide de l’adverbe « homothymadon » (Ac 1, 14). Un peu plus loin, à l’issue du récit de l’effusion, en guise de conclusion pointant sur les merveilleux effets, Luc rapporte la même attitude chez tous ceux qui l’ont reçue (2, 46). Le terme reviendra plusieurs fois par la suite, pas seulement il est vrai pour qualifier la communauté chrétienne : 5, 12 ; 7, 57 ; 8, 6 ; 12, 20 ; 15, 25 ; 178, 12 ; 19, 29. Visiblement, cette qualification de la première communauté chrétienne est importante pour lui et il est le seul auteur du N.T. à l’utiliser.
Or, le même adverbe homothymadon est utilisé dans la traduction grecque de la théophanie du Sinaï et il aura une bonne place dans la suite de la tradition juive. Un commentaire du targum sur Ex 19, 8 en témoigne : « Le peuple entier, d’un commun accord [lxx : homothymadon], répondit : "Tout ce que Yahvé a dit, nous le ferons…" Commentaire du targum araméen (Ps-Jonathan) sur Ex 19, 2 : « Ils campèrent dans le désert ; Israël campa là, en face de la montagne d’un cœur uni. » Tannaïtes : les Israélites étaient « un seul cœur à leur arrivée au Sinaï. »
3/ De son côté, l’auteur de la Lettre aux Hébreux a préféré aller dans le sens contraire de Luc. Pour lui en effet, quand il décrit la première expérience du croyant, c’est en prenant le contre-pied de celle des Israélites au Sinaï : « Vous ne vous êtes pas approchés d’une réalité palpable : feu ardent, obscurité, ténèbres, ouragan, bruit de trompette, et clameur de paroles telle que ceux qui l’entendirent supplièrent qu’on ne leur parlât pas davantage… » (12,18-19).
On ne peut laisser de côté le fait que Luc considère que l’effusion de l’Esprit accompagne l’Église dans sa marche. C’est le sens de ces brefs passages dans lesquels il note presque en passant comment un groupe reçoit le même privilège que les Douze.
Lors de la prière de la communauté réunie à l’issue du premier emprisonnement de leurs chefs (4, 31) : « Tandis qu'ils priaient, l'endroit où ils se trouvaient réunis trembla ; tous furent alors remplis du Saint Esprit et se mirent à annoncer la parole de Dieu avec assurance. »
Sur la maison de Corneille, païen (10, 44) : « Pierre parlait encore quand l'Esprit Saint tomba sur tous ceux qui écoutaient la parole. »
Sur le groupe des croyants que trouve Paul lors de sa première visite à Éphèse et qui n’avaient reçu que le baptême de Jean (19, 5-6) : « Ils se firent baptiser au nom du Seigneur Jésus ; et quand Paul leur eut imposé les mains, l'Esprit Saint vint sur eux, et ils se mirent à parler en langues et à prophétiser. »
[1] Luc a aussi pris en compte des coutumes liturgiques juives transposées dans les communautés chrétiennes primitives.
[2] Voir 2 Ch 15, 10-13. Dans la tradition juive, voir le passage du Livre des Jubilés 6, 20. On a découvert des attestations d’une telle célébration dans la littérature de Qumrân.
[3] Voir surtout le résultat des analyses de J. Potin, Op. cit., p. 309-310.
[4] La liste mentionne 12 lieux de la diaspora plus un treizième, Rome.
[5] R. Le Déaut, Pentecôte et tradition juive, in : Spiritus 7 (1961), pp. 127-144. J. Dupont, La première pentecôte chrétienne, in : Études sur les Actes des apôtres, LD 47, pp. 481-502 ; La nouvelle Pentecôte, in : Nouvelles études sur les Actes des Apôtres, pp. 193-198. Jean Potin, La fête juive de la Pentecôte. Étude des textes liturgiques (LD 65 et 65b), Cerf, Paris, 1971, t. 1 : IIIè partie, ch. 5 : Le récit de la Pentecôte chrétienne à la lumière de la tradition juive, p. 299-317.